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L`INSTITUTION D`« UBUSHINGANTAHE » AU BURUNDI

André NIKWIGIZE ||



L`Institution d`Ubushingantahe : Contrepoids aux Dérives du Pouvoir Politique durant la période précoloniale


L'Institution d`Ubushingantahe : Contrepoids aux Dérives du Pouvoir Politique durant la période précoloniale


L'institution d`Ubushingantahe a connu son âge d'or avant l'arrivée des colonisateurs. Elle était un pilier fondamental du système sociopolitique du Burundi monarchique. Les membres de cette institution, les Bashingantahe, issus des Baganwa, des Bahutu et des Batutsi, étaient des juges et des conseillers à tous les niveaux du pouvoir, et constituaient, entre autres éléments, un facteur de cohésion, sur les collines. Ils avaient une vocation morale, une fonction sociale et une mission politique essentielles au sein de la société burundaise. Dans ce Burundi précolonial solidaire, les Bashingantahe jouaient ce rôle de régulateur social. Les problèmes de voisinage, les problèmes familiaux, les questions foncières, et autres, étaient réglés par cette institution. Considérés comme des modèles de vertu par la population qui les choisissait pour leurs qualités humaines (maturité, dignité, sagesse, modestie…), ils jouaient un rôle clé dans la résolution des conflits locaux et assuraient l’ordre et la paix dans la communauté qu’ils représentaient devant le mwami (roi) et les chefs dont ils régulaient le pouvoir. Au niveau politique, ces notables jouaient le rôle de contrepoids populaire aux dérives potentielles des autorités politiques. Même le Roi, autorité suprême du pays n`y échappait pas. A l’époque, l’axiome selon lequel « Kananira Abagabo Ntiyimye », ou celui qui résiste aux conseils des sages (y compris le Roi) ne peut accéder au trône » avait encore un sens.

Mais comment choisissait-on un Mushingantahe ?

Au commencement, il y avait une masse indifférenciée de jeunes gens, non ou récemment mariés, en tout cas non encore au fait des secrets des “Bashingantahe”. Ils étaient appelés “Abakungu”. Bien qu’il ne soit pas interdit d’investir des jeunes gens, il y a cependant corrélation entre l’âge et la sagesse. En tout état de cause, il était inconcevable qu’un candidat âgé de moins de la trentaine soit reçu dans la prestigieuse classe des Bashingantahe. Puis, ces hommes ordinaires émergeaient peu à peu des figures stratégiques en possession de leurs moyens, pouvant par conséquent, légitimement et utilement prétendre au “Bushingantahe”. Le candidat, dûment appuyé par un tuteur, qui avait préalablement accepté de lui servir de maître initiateur (guheka), adressait sa demande aux “Bashingantahe” du voisinage et de la parentèle, l’occasion d’une fête préliminaire dite “kuja mu mutamana”. “Vous sentez bon” (mumotera neza), leur dit-il sans ambages, je souhaiterais être des vôtres. A l’issue du cette cérémonie, le candidat était déclaré “porteur du manteau” d’aspirant à l’Ubushingantahe (Umunyamutamana-appelé aussi “umuganantahe”), dans certaines régions ... Ce premier diplôme était destiné à encourager le candidat à se conformer aux enseignements des Bashingantahe déjà constitués, à dominer ses passions, ses comportements et ses agissements, pendant une période probatoire de transformation plus ou moins lente de l’individu et de la conquête de soi. Pendant ce temps, l’aspirant était bien inspiré d’adopter un profil bas dans ses rapports tant avec les “Bashingantahe “ qu’avec le menu du peuple. Toute extravagance, tout écart de langage, toute violation d’un quelconque prescrit de la tradition, pouvait reporter sine die la cérémonie d’investiture.

Enfin, la date de l’investiture arrivée, les Bashingantahe, en grande tenue se présentaient chez le candidat. C’est l’ambiance des grands jours. Après s’être abondamment désaltérés, les Bashingantahe, avec à leur tête, le tuteur du candidat, prenaient la parole à tour de rôle, prodiguant à l’aspirant des conseils judicieux ayant trait à la charge qui l’attendait et au schéma éthique qui lui convenait. “Tu n’es plus un enfant, lui disent-ils, tu es désormais dans le secret des Bashingantahe, tu viens d’avaler le “caillou” de la sagesse (uramize akabuye k’abagabo”). Où que tu seras, en tout lieu et en toutes circonstances, tu trancheras tous les conflits et chicanes entre individus ou groupes, sans te dérober et en tout cas en bannissant le népotisme sous toutes ses formes et manifestations”. Après quoi, ils faisaient tenir le bâton “Intahe” à l’impétrant qui remerciait “les bashingantahe” de l’avoir accepté dans leur giron, en frappant le sol avec le bâton (Intahe), dont il usait ainsi pour la première fois.

Ubushingantahe, une Institution qui dérange…

Durant la période coloniale, cette institution devenait trop importante pour le règlement des conflits et la concorde nationale, à tel point qu`elle devenait encombrante pour l`administration coloniale. L'introduction des tribunaux indigènes et de la justice de droit écrit sous la colonisation ont remis en question cette prépondérance. Avec l’établissement du régime colonial et l’affaiblissement consécutif du système monarchique, l’institution n’a cessé de perdre de sa force, notamment en l`assimilant à des « assesseurs » dans des tribunaux de droit coutumier présidés par des chefs ou des sous-chefs tout-puissants.

Après l'indépendance, les Bashingantahe furent intégrés à l'appareil politique de l'État, alors que traditionnellement leur fonction s'exerçait en dehors de tout contrôle politique. L'institution fut progressivement politisée, voire dénaturée, mais elle a continué à occuper une place importante pour régler les conflits quotidiens au Burundi. A l`avènement de la Première République (1966), les Bashingantahe furent investis sous le contrôle de l’UPPRONA (Union pour le Progrès National), parti décrété unique en 1966, et perdurent peu à peu leur assise et leur rôle modérateur face aux excès du pouvoir, jusqu’à n’être plus que des instruments de légitimation des dirigeants locaux.

En tant que valeur positive de la justice et de l’harmonie communautaire, le Bushingantahe a continué d’irriguer les représentations mentales au sein de la société burundaise et, tout au long du XXe siècle, des exemples montrent que cette pratique de régulation sociale a pu survivre aux coups de boutoir que lui ont successivement portés les pouvoirs centraux. De leur intervention fructueuse pour s’opposer à des projets coloniaux jusqu’à leurs interpositions pacifistes dans les massacres fratricides que le Burundi a connus depuis 1965, les Bashingantahe ont prouvé qu’ils n’avaient jamais cessé d’exister.

Le déclin progressif de l’influence politique des sages burundais a abouti au coup final, attesté par la dépréciation du terme de Mushingantahe, qui ne signifiait plus guère qu’un respectueux «Monsieur», dans le langage courant des années 1980. Néanmoins, ce déclin n’a pas pour autant coïncidé avec une perte complète de l`autorité morale des Bashingantahe, ni de leur prestige aux yeux des populations rurales. C’est à partir de ce constat que la revalorisation de leur rôle a été engagée à la fin des années 1980, sous le premier gouvernement du major Pierre Buyoya, notamment avec les discussions de la « Commission Nationale chargée d’étudier la question de l’unité nationale », commission qui affirma que l`institution d`Ubushingantahe avait autrefois contribué « à édifier un Burundi uni, communiant aux mêmes valeurs de justice et d’équité », et qui recommanda sa remise sur pied. Plus tard, en 1997, un Bushingantahe réinventé, par décret-loi, fit son apparition, le Conseil National des Bashingantahe (CNB), composé de 40 membres nommés par le Président de la République. Cette institution, qui perdait sa valeur originelle, n’a eu que peu d’impact sur les hommes politiques ou les forces armées, et n’a acquis ni autorité ni notoriété particulière dans l’opinion publique burundaise. Lors des discussions inter-burundaises à Arusha, qui ont abouti à la signature de l`Accord d`Arusha pour la Paix et la Réconciliation au Burundi, adopté en août 2000, la question de réhabilitation de cette institution a été abordée, et depuis 2001, des études pour cette revalorisation sont conduites par un organisme sans but lucratif, le CRID, avec à sa tête, un Abbé de grande expérience dans les traditions et la sagesse burundaises et qui portait à cœur cette question d`Ubushingantahe. Mais, de la même façon que les colonisateurs et les pouvoirs qui se sont succédés n`ont jamais toléré cette institution, le pouvoir en place actuellement ne souhaiterait pas voir l`institution d`Ubushingantahe revalorisée.

Mais pourquoi l'institution d`Ubushingantahe dérangerait-elle le pouvoir en place ?

Depuis que le principe de revalorisation de l`institution d`Ubushingantahe a été adopté, le projet a rencontré plusieurs difficultés, d`ordre, aussi bien, conceptuel que politique. Il convient tout d`abord de noter que c’est, en effet, l’Intahe, qui est à la base des procédures de médiation sur les collines, qui n’incarne pas seulement la « justice » mais recouvre aussi en Kirundi les notions de souveraineté et d’indépendance nationale. Rappelez-vous qu`en Kirundi, indépendance nationale se traduit comme « Intahe y`Ukwikukira ». Si l`institution a pu tenir, même vis-à-vis du Roi, jusqu`à lui dire que s`il passait outre les conseils des sages il ne pourra pas régner, c`est grâce à son indépendance et son franc-parler. Un homme investi de ce rôle de Mushingantahe savait bien qu`il ne pouvait pas transiger avec l`intégrité. En acceptant cette fonction, il « avalait le caillou de la sagesse » (Yamize akabuye k`abagabo). Dans cette fonction, les nouveaux intronisés Bashingantahe juraient de remplir leurs fonctions avec transparence et sans parti pris, et les Bashingantahe lui prodiguaient les conseils suivants : « Où que tu seras, en tout lieu et en toutes circonstances, tu trancheras tous les conflits et chicanes entre individus ou groupes, sans te dérober et en tout cas en bannissant le népotisme sous toutes ses formes et manifestations”. Ils gardaient ainsi cette ligne de conduite et n`avaient aucun penchant, même à l`égard des membres de leurs familles directes. Ils n`étaient en aucune façon corruptibles ou influençables. Ils étaient indépendants du pouvoir politique et une large part de l’autorité et du respect qui leur étaient conférés découlait de leur autonomie d’action face aux dirigeants. Le serment qu’ils prêtaient leur faisait d’ailleurs obligation de conserver leur intégrité et de défendre leur mission de vérité en toute occasion. Par conséquent, au lieu de se faire influencer par l`autorité politique, ou bien être son relai, ils préféraient plutôt la conseiller. Ils jouaient un vrai rôle de garde-fou face aux actes discrétionnaires du pouvoir politique et des dictatures.

Malgré que le fondateur et les dirigeants du CRID, auquel le projet de réhabilitation de l`institution, avaient une large expérience dans les traditions et la sagesse burundaises, le fait que ces personnalités soient issues du milieu ecclésiastique ou de communautés proches de l’Église catholique a fait penser au pouvoir politique que l`Eglise Catholique voudrait s`approprier et contrôler l`institution d`Ubushingantahe ainsi rénovée. D`autres ont insinué que la revalorisation de cette institution masquait, en réalité, la volonté insidieuse de l'hégémonie Tutsi. Cette affirmation n'est évidemment pas vrai, si on tient compte des procédures de sélection des membres de cette noble institution. Comme indiqué plus haut, le candidat au Bushingantahe était choisi par la population de la colline et appuyé par un tuteur, qui s`engageait à le suivre, notamment dans sa façon de dominer ses passions, ses comportements et ses agissements, et de la conquête de soi. Aucun critère d`ethnie n`entrait en ligne de compte.

CONCLUSION


Les malheurs que connaît le Burundi aujourd`hui sont la conséquence directe de la mise à l'écart de l'institution d`Ubushingantahe. Depuis que le pouvoir colonial a décidé d`intégrer l`institution dans le corps des magistrats, et qu`après l`indépendance nationale, avec le parti unique, son rôle est devenu plutôt symbolique, et aucun pouvoir n`a voulu la réhabiliter, dans sa forme originelle. La procédure empruntée depuis fin 1980 et en début des années 2000, où on a voulu nommer les Bashingantahe par décrets présidentiels, aura montré que la voie empruntée était sans issue.

Enfin, la situation sécuritaire et politique du Burundi actuelle, où les forces de police et de sécurité, les milices et les autorités administratives décident de la vie et de la mort de citoyens, n`aurait pas lieu si les Bashingantahe avaient un mot à dire au Burundi. Le jour où le Burundi aura la chance d`avoir un pouvoir qui réserve une place de choix aux Bashingantahe, ce jour-là, les Burundais pourront, enfin, recouvrer la paix, la stabilité et l`harmonie sociale.

CONTINUONS D`ESPERER

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